Témoignages de l’avant et de l’après tremblement de terre qui a ravagé la vallée sicilienne du Belice en janvier 1968, les villages siciliens de Gibellina Vecchia et Gibellina Nuova, dégagent une incommensurable tristesse.
Ce 14 janvier, Gibellina, village plus que millénaire, comptait quelque 6 000 habitants qui vivaient surtout de l’agriculture. Cette nuit-là, le tremblement de terre d’une magnitude de 6,5 qui ravage la vallée du Belice, détruit quatre villages, Gibellina, Salaparuta, Poggioreale et Montevago, tue quelques centaines de personnes, fait un millier de blessés et quelques centaines de milliers de sans abris qui seront hébergés dans des habitations de fortune, certains pendant plus de 10 ans.
Au nom de l’art…
On doit au tremblement de terre de 1693 la splendide « renaissance de villes siciliennes comme Noto, Scicli, Modica et Ragusa, splendeurs du baroque tardif, inscrites sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Humanité de l’Unesco. D’une horrible catastrophe naturelle sont nées quelques merveilles qui ont survécu au passage des siècles.
C’est peut-être ce spectaculaire exemple qui inspire Ludovico Corrao, maire de Gibellina, quand il décide, au lendemain du dernier séisme, de faire appel à des architectes et artistes célèbres pour planifier la reconstruction de la Gibellina Nuova, la nouvelle Gibellina, dont il voulait faire un immense musée en plein air.
Plusieurs artistes, dont Pietro Consagra, Franco Purini et Mimmo Paladino, ont ainsi contribué à la « décoration » de cette ville nouvelle, parachutée à une quinzaine de kilomètres des ruines de la ville détruite, au milieu de nulle part, sur des terrains acquis à gros prix auprès de la mafia, dit-on.
Le résultat? Une ville sans âme, déjà délabrée, grisâtre même sous le soleil, aux rues rectilignes ponctuée de sculptures monumentales. 35 ans plus tard, la trop grande place publique sans arbres, sans ombre, est déserte. Les édifices publics griffés semblent abandonnés. Conçue pour loger jusqu’à 13 000 personnes, elle n’est habitée que par 3000 Gibellinesi. Trop étendue, la ville est peu agréable à parcourir à pied, et ses habitants utilisent la voiture dans leurs déplacements, ce qui limite l’animation et les rencontres… La culture des sinistrés a été balayée au nom d’une Culture qui leur est étrangère. Le mode de vie des habitants qui ont connu le séisme n’a plus rien à voir avec leur vie d’avant. S’ils veulent retourner sur les lieux où ils sont nés, ils pourront difficilement y retrouver leurs souvenirs…
Village meurtri transformé en « land art »
Invité à créer une œuvre d’art pour Gibellina Nuova, Alberto Burri, artiste majeur de la seconde moitié du XXe siècle, s’avoue peu inspiré par le site. Il demande à voir le site du village original qui lui fait plus d’effet, et propose d’en faire une œuvre d’art dans la mouvance du « land art ». La chose est entendue. Le village sera bétonné pour créer une sorte de monument à la mémoire des disparus et du village.
L’armée s’occupe de démolir ce qui reste du village. L’État, appuyé par la dispora des Italo-américains fait pleuvoir lires et dollars, le béton est fourni gratuitement. Les restes du village sont enfouis sous une lourde chape blanche faite d’une centaine de blocs de ciment géants de plus d’un mètre et demi de haut qui ne respectera de la topologie du lieu que le tracé de ses anciennes rues. La chose sera baptisée Grand Cretto. Ce cimetière de maisons et de mémoire, immense monument horizontal, désolé, silencieux et désert, qui a fait mourir le village une seconde fois, laisse une impression de désespoir, entraînant une vague de mélancolie que ne réussira pas à dissiper la légèreté du vin blanc du pays…
L’histoire d’un deuil non fait
Plutôt qu’un lieu de mémoire, on a fait de Gibellina Vecchia un cimetière de maisons et de souvenirs. Et du côté de Gibellina Nuova, le rendez-vous entre les habitants et les artistes, étrangers à la réalité de la région, n’a pas eu lieu. Et, pas plus que la « ville-musée », le Grand Cretto, un des plus grands exemples de « land art » au monde, n’attire pas les foules. Ils sont ignorés (boudés?) tant par le touriste culturel que par le touriste de catastrophe.